Philanthropie

Au grand dam de l’extrême droite, la famille Tolkien soutient l’aide aux réfugiés et l’écologie

Philanthropie

par Emma Bougerol

La récupération politique par l’extrême droite de J.R.R. Tolkien n’est pas au goût de tous. Et sûrement pas de ses descendants, qui financent avec les royalties la solidarité avec les migrants, les actions contre les ventes d’armes ou les pesticides.

C’est une page de fan du Seigneur des anneaux comme il en existait beaucoup dans les années 1990. Sous la photo d’une jeune femme à la coupe au carré et au sourire timide, un texte blanc sur fond fuchsia formé de quelques mots par lesquels elle se présente. « Mes centres d’intérêt sont les livres de fantasy (forcément, Le Seigneur des anneaux de J.R.R. Tolkien est mon livre préféré) », écrit, en italien, l’étudiante à l’origine de cette page. Elle s’appelle Giorgia, elle a à l’époque 21 ans, et elle habite à Rome [1].

Quelques dizaines d’années plus tard, Giorgia est toujours aussi admirative du travail de J.R.R. Tolkien. Selon elle, la saga culte représente tout ce qu’elle défend, maintenant qu’elle est à la tête de l’Italie. Pendant sa campagne, elle a même invité l’acteur qui fait la voix italienne d’Aragorn pour lancer son meeting. Selon Giorgia Meloni, tels les hobbits, il faut que les Italiens protègent leurs terres des « forces du mal » venues du Mordor… Mais pour elle, ces forces du mal, ce sont les étrangers. Dans ses discours, elle utilise des références au Seigneur des anneaux ou au Hobbit pour appuyer sa politique xénophobe.

Des millions à des œuvres de charité

Page fushia en italien, avec une photo de la présidente du conseil italienne Giorgia Meloni jeune, avec du texte en blanc en italien
Page de Giorgia Meloni à la fin des années 1990
Elle s’y surnomme elle-même « la dragonne de Undernet », le nom du réseau, et partage sur son micro-blog sa passion pour les œuvres de J.R.R. Tolkien.
Captude d’écran par Drcommodore.it

« C’est une histoire étrange qui commence à la fin des années 1970, quand le Front de la jeunesse, l’organisation de la jeunesse de l’extrême droite, s’est mis en quête d’un nouveau récit, qui ne soit ni fasciste ni post-fasciste. Il a trouvé dans ce monde fictif un moyen de véhiculer des idées qui semblaient proches de la culture d’extrême droite », explique Paolo Pecere, interrogé par le journaliste Gustav Hofer pour Arte.

L’écrivain et professeur de philosophie à l’université Roma Tre précise que « Tolkien n’avait rien à voir avec cette culture […]. Il désapprouvait le type de société auquel l’ultra droite aspire. » La Terre du milieu, le monde imaginé par Tolkien où humains, hobbits, elfes, nains et même ents – des arbres géants gardiens de forêts primaires – coopèrent pour endiguer les forces du mal n’a rien du modèle de société promu par Meloni et ses amis.

Pourtant, lorsqu’on tape les mots-clés « Tolkien » et « politique » dans un moteur de recherche, on tombe sur nombre d’articles qui lient racisme et idées identitaires à l’auteur du Seigneur des anneaux. Cette association de l’œuvre aux valeurs d’extrême droite n’est pas pour plaire à tout le monde. Du moins, on peut deviner que les descendants de l’auteur goûtent peu cette interprétation.

Chaque année, ils versent des millions de livres sterling à des œuvres de charité, notamment à des associations et ONG de lutte pour les droits humains, d’aide aux migrants ou mobilisées contre le commerce des armes dans le monde. Trois membres de la famille de J.R.R. Tolkien sont aujourd’hui à la tête du Tolkien Trust, un organisme caritatif. Une partie de son financement provient du Tolkien Estate, l’entité qui gère les droits des œuvres et le droit moral de l’auteur décédé en 1973.

Le fonds est actuellement géré par Simon Tolkien et Michael George Tolkien, deux des petits-fils de l’auteur, et Baillie Tolkien, sa belle-fille et veuve de Christopher Tolkien. Chaque année, ils répartissent quelques millions de livres sterling entre plusieurs associations et groupes. L’organisation caritative a été créée en 1977 par les quatre enfants de J.R.R. Tolkien, John, Michael, Christopher et Priscilla, pour reverser de l’argent à des causes. « Le fonds est entièrement discrétionnaire, ce qui signifie que sa constitution n’impose aucune limite aux organisations caritatives auxquelles il peut bénéficier ; les administrateurs sont donc libres de sélectionner les causes qui les intéressent », lit-on sur le site Internet du Tolkien Trust.

Aide à SOS Méditerranée

Les causes qui les touchent sont résolument progressistes. Ils indiquent qu’ils donnent notamment de l’argent pour : les arts, l’éducation, l’environnement, la lutte contre le sans-abrisme, le développement international, les relations internationales et la consolidation de la paix, la migration, la réforme carcérale, la santé au Royaume-Uni et dans le monde, et la recherche médicale. Au total, en 2022, le fonds a versé plus de 6,2 millions de livres (7,23 millions d’euros) à des causes – tant à des associations et ONG qu’à des écoles ou universités, dont Oxford, où J.R.R. Tolkien et certains de ses descendants ont étudié et enseigné.

En cinq ans, entre 2017 et 2022, l’organisation a par exemple donné 175 000 livres sterling (environ 200 000 euros) à SOS Méditerranée – puis à sa scission SOS Humanity. La Cimade, association française de solidarité avec les personnes migrantes, réfugiées ou en demande d’asile, fait également partie des bénéficiaires réguliers, avec un versement annuel passé de 30 000 euros en 2017 et 2018 à 100 000 euros ou plus ces trois dernières années.

La famille Tolkien semble particulièrement engagée sur les questions d’aide aux personnes migrantes. Outre ces organisations, le fonds verse aussi de l’argent à Asylum Welcome, Help Refugees, Kent Refugee Action Network, Refugees at Home ou Pilotes volontaires, l’une des associations qui effectuent une surveillance aérienne en mer pour repérer les bateaux de réfugiés en difficulté… Sans oublier le climat et l’environnement, puisque qu’entre 2017 et 2022, Greenpeace a reçu 540 000 livres (630 000 euros) et Pesticide Action UK près de 780 000 livres (910 000 euros).

La famille Tolkien paraît aussi porter une attention particulière aux conflits internationaux. En 2022, alors que l’offensive russe contre l’Ukraine commence, l’organisation de charité offre plus de 80 000 euros à l’organisation internationale Ukrainian Patriot, qui se charge de distribuer des denrées et du matériel sur le terrain. Médecins sans frontières fait également partie des principaux bénéficiaires du Tolkien Trust, avec près de 1,9 million d’euros donnés sur cinq ans, notamment à sa branche en Libye et au Yémen.

Pas d’investissement dans l’industrie du tabac et des armes

Simon, Michael George et Baillie Tolkien choisissent aussi de lutter contre le commerce international des armes, en finançant le Trust for Research and Education on the Arms Trade (TREAT) – à hauteur d’environ 690 000 euros sur cinq ans –, une organisation créée en 1990 pour « promouvoir la recherche sur le commerce international des armes et ses effets, et diffuser les résultats de cette recherche [2] ». Son principal bénéficiaire est la Campagne contre le commerce des armes, organisation basée au Royaume-Uni, dont une des récentes initiatives se concentre sur la lutte contre la vente d’armes à Israël.

En matière de placement de fonds, le Tolkien Trust indique se fixer des limites claires : il « suit une politique d’investissement éthique et n’investit pas dans l’industrie du tabac, dans les entreprises dont l’activité principale est la vente d’armes ou des services de jeux d’argent ».

Qu’aurait pensé J.R.R. Tolkien de tout cela ? L’auteur « est quelqu’un d’assez difficile à saisir et à placer sur l’échiquier politique et intellectuel anglais », expliquait Vincent Ferré au micro de France Culture, en octobre 2022.

La lecture raciste et xénophobe que l’extrême droite fait de ses ouvrages n’est en tout cas pas la bonne, affirme le professeur de littérature à la Sorbonne Nouvelle et spécialiste de J.R.R. Tolkien : « Il est faux de dire, comme ça a pu être récemment écrit dans le journal Le Monde, que le sujet de savoir si Tolkien est fasciste ou raciste divise violemment les historiens. Non, il n’y a aucune ambiguïté sur la question. Il ne l’est pas. »

Emma Bougerol

Photo de Une : CC BY-NC-ND 2.0 Deed Steven Taylor via Flickr